Il existe des mots que je déteste. Pour diverses raisons : parfois à cause de leur sonorité, parfois leur orthographe, parfois leur sens. "jargon" fait partie de la dernière catégorie. Il induit forcément une exclusion, ce qui est dommage. Même si le jargon est pratique. Dans le vaste monde du rock, il suffit de dire Kid A pour résumer un disque qui prend à contre-pied l'album précédent du ou des mêmes auteurs et qui a intégré des sons électroniques. On devrait faire un dictionnaire du rock, tiens. Ah mais non, je suis bête, il existe déjà. Quoique, celui-ci ne doit pas référencer les tics de langage des critiques.
Parce que le problème vient de là, Lou Reed vous le dira : qui voudrait être un critique ? Chaque critique est un artiste frustré, c'est comme ça. Chaque critique aurait aimé être écrivain, cinéaste, chanteur, guitariste, batteur, leader charismatique adulé, chef d'orchestre, génie. Comme tout le monde.
Et comme tout le monde, le critique peut céder à la facilité (et c'est pas moi qui vais lui jeter la pierre). Ca se reconnaît car dans ce cas, il utilise son jargon : une galette est un disque, un Kid A je l'ai déjà dit, un opus est un album, une tuerie est un très bon titre ou disque, un album est soit facile soit difficile d'accès, les sirènes sont forcément commerciales etc etc etc. Liste presque infinie.
Ces tics reviennent souvent lorsqu'on se renseigne sur le nouveau disque de Sufjan Stevens, The Age of Adz. Cela se comprend aisément. L'objet est hors-norme, consciemment, comme tout ce qu'a fait ce jeune prodige surdoué de Stevens jusqu'à maintenant. De la pochette en chantier à la musique grandiloquente et noyée d'arrangements, tout est fait dans l'excès. Sauf le nom des titres, anormalement courts si l'on se réfère à son précédent album, Illinoise. Cela se termine avec vingt-cinq minutes qui aimeraient résumer les cinq ou dix années précédentes. On y trouve même de l'auto-tune, rendez-vous compte, cette horreur que le tout-vendant actuel use à outrance, de Kanye West à Daft Punk. Une totale faute de goût, dans le principe.
Mais ça passe. Parce que si vous tenez les quarante minutes précédentes, pourquoi vous ne tiendriez pas sur cette incongruité ? Comme tout petit génie déjà reconnu et adulé, il peut se permettre de jouer avec ce qu'il veut. Donc soit cette surenchère passe et est saluée comme une prise de risque (ce qui ne semble pas du tout être le cas), soit elle agace et provoque une indigestion bien compréhensible. N'allant jamais plus loin que son propre savoir-faire, Sufjan Stevens multiplie les couches et les idées, mais pour lui uniquement. Avec un indéniable talent parfaitement addictif pour tout amateur de Kate Bush et de Björk, il emballe ses grandeurs dans une pochette qui rappelle Metropolis, Can, le rétro-futurisme de Sky Captain and the world of tomorrow, et fait référence à la SF des années 60 ("The Day The Earth Stood Still"). Comme une blague, comme une musique déjà dépassée. A l'instar de Bob Mould dans les années 80 et des Pixies dans les années 90, Sufjan Stevens propose la revanche des nerds des années 2000.
The Age of Adz n'est donc pas le fruit d'une erreur, d'un changement, d'un accident, mais est bien un laboratoire autant qu'une vitrine. Les paroles de conclusion sonnent la fin de la joyeuse expérience dont nous fûmes victimes, comme nous l'étions des épisodes de Twilight Zone ou de Au-delà du réel : "Boy, we made such a mess together".